Tuesday, November 18, 2008

Quorum des deux tiers : le mythe d’une coutume


Quorum des deux tiers : le mythe d’une coutume


Jamais le destin d’un pays n’aura autant dépendu d’un article de loi.
Il est désormais bien compris de tous (à moins d’être très naïf ou de très mauvaise foi) que - ce que nous appelleront par commodité - l’Opposition ne brandit le fameux « quorum des deux tiers » que pour imposer un clone politique d’Emile Lahoud ou, à défaut, se munir d’un argument de légalité pour expliquer ce qu’elle prétendra être une vacance de la présidence de la République et justifier ainsi le « deuxième gouvernement ». Plus qu’un doute plane sur les motivations de « purisme juridique » de l’Opposition. Car en démocratie, le boycottage par un député de l’élection du chef de l’Etat n’est pas une option ; la question de la présence des parlementaires à la séance ne se pose même pas. Mais la polémique juridique fait rage et chacun, spécialiste ou profane, y va de son « interprétation » de la Constitution et il est peu probable qu’une réponse tranchée soit admise de tous dans les trois prochaines semaines.

Le texte n’est pas explicite ; l’instance compétente pour trancher le débat, le Parlement en l’occurrence, a été mise en congé forcé, et pour cause ; les juristes sont divisés ; que reste-t-il alors à l’Opposition comme argument-massue ? Les précédents.
En effet, en droit, les « précédents » contribuent à la formation de la jurisprudence ; en matière politique, dans un pays donné, un acte «de procédure de gouvernement » répétés plusieurs fois finit par devenir une « coutume » et faire partie du système des règles définissant le régime politique dans sa nature et son fonctionnement. Partant de ce principe, la règle des deux tiers devient évidente dans le cas d’espèce qui nous intéresse. En apparence seulement car en y regardant de plus près, plusieurs remarques s’imposent concernant ces fameux précédents.

D’abord, ceux qui invoquent l’exemple du Royaume-Uni oublient que les Britanniques n’ont pas de constitution écrite et que le « pouvoir » est organisé en majeure partie par des règles coutumières dont certaines sont millénaires. La République libanaise a une constitution écrite, relativement détaillée d’ailleurs et dont plus d’un article est consacré au sujet qui nous intéresse ; la coutume ne peut donc être invoquée indépendamment du texte et une constitution est, par essence, un « système » homogène et cohérent qu’il faut appréhender dans son ensemble. De plus, pour reprendre l’exemple cité plus haut, les règles constitutionnelles coutumières sont acceptées par la quasi-unanimité des Britanniques et ne font l’objet d’aucune contestation sérieuse de la part la classe politique ni d’interprétations contradictoires de la part des juristes.

En droit en général et notamment en droit constitutionnel, une « coutume », tant qu’elle n’a pas été consignée dans un texte, n’est pas une règle figée et peut, à tout moment, changer, évoluer, disparaître, dans la pratique par la volonté des acteurs politiques s’il y a consensus, ou dans la norme par l’autorité compétente (Pouvoir législatif, Conseil constitutionnel et autres Cours suprêmes…) qui peut instaurer une nouvelle règle écrite en la matière ou simplement donner une interprétation différente du texte litigieux. Les cas de « revirement de jurisprudence » ne sont pas rares. Par suite, la simple référence aux précédents de 1976 et 1982 ne suffit pas car l’autorité compétente peut, aujourd’hui, considérer que l’interprétation donnée par l’autorité compétente à l’époque était erronée.

Ce qui nous amène à nous pencher sur les « précédents ». Jusqu’aux élections de 1970 le problème ne s’était jamais posé et après Taëf la (pudiquement appelée) tutelle syrienne contrôlait tous les pouvoirs. Restent les scrutins de 1976 et 1982 qui constituent des cas extrêmes dans la vie constitutionnelle d’un pays et qui s’étaient déroulés dans un contexte politique très spécifique à forte composante étrangère. De plus, en 1976 il a fallu amender la Constitution (en respectant déjà pour cela des règles strictes sur le quorum et la majorité qualifiée) et par conséquent pour le scrutin lui-même le quorum ne devait poser aucun problème. En 1982, les chars israéliens étaient sous nos fenêtres. Kamel el-Assaad, président du Parlement, voulait se « couvrir » et les candidats Bachir puis Amine Gemayel ne voulaient à aucun prix que leur légitimité de président de tout le Liban ne fût contestée par le biais d’un argument de légalité. D’autant plus, faut-il le rappeler, qu’en ce temps-là Chrétiens et Musulmans n’étaient pas représentés à égalité au Parlement. Ce qui n’est plus le cas maintenant. La règle des deux tiers était, en quelque sorte, une garantie octroyée au Musulmans. Et à ceux qui s’attachent au quorum des deux tiers en brandissant la crainte de voir, à l’avenir, les Musulmans (comprendre les Sunnites et les Chiites) s’entendre entre eux et imposer un président de leur choix aux Chrétiens, on est tenté de répondre que les Chrétiens pourraient faire de même et s’entendre pour imposer de leur côté le président de la Chambre et le Premier ministre.
Pour en revenir à 1982, beaucoup de constitutionnalistes considèrent que, si du point de vue politique le quorum des deux tiers était sans doute une nécessité, il n’en demeure pas moins que du point de vue strictement juridique cela s’apparentait à de l’excès de zèle.

Pour finir, il est un fait que tout le monde fait mine d’ignorer : on a changé de régime politique. La constitution issue de l’accord de Taëf n’est pas une simple version « retouchée » de la précédente ; ses fondements et son esprit sont radicalement différents et elle établit bel et bien un nouveau système politique avec ses nouveaux équilibres. Le régime a réellement changé de nature. Certes, organiquement il demeure un régime parlementaire mais son fonctionnement s’est radicalement transformé, notamment avec la parité Chrétiens / Musulmans au Parlement et la révision des prérogatives du chef de l’Etat. Bref, on est passé à la Deuxième République. Il est évident que tout ce qui était valable sous la Première République n’est pas forcément, AUTOMATIQUEMENT valable sous le nouveau régime, à plus forte raison s’il s’agit d’une supposée coutume, fort contestée au demeurant.

Michel RAGGI

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